Bucoliques en Pamphylie |
Maurice Leroy, 1948
L'ARBRE
Je me suis dévêtue pour monter à un arbre ; mes cuisses nues embrassaient l'écorce lisse et humide ; mes sandales marchaient sur les branches.
Tout en haut, mais encore sous les feuilles et à l'ombre de la chaleur, je me suis mise à cheval sur une fourche écartée en balançant mes pieds dans le vide.
Il avait plu. Des gouttes d'eau tombaient et coulaient sur ma peau. Mes mains étaient tachées de mousse, et mes orteils étaient rouges, à cause des fleurs écrasées.
Je sentais le bel arbre vivre quand le vent passait au travers ; alors je serrais mes jambes davantage et j'appliquais mes lèvres ouvertes sur la nuque chevelue d'un rameau.
Maurice Leroy, 1948
CHANT PASTORAL
Il faut chanter un chant pastoral, invoquer Pan, dieu du vent d'été. Je garde mon troupeau et Sélénis le sien, à l'ombre ronde d'un olivier qui tremble.
Sélénis est couchée sur le pré. Elle se lève et court, ou cherche des cigales, ou cueille des fleurs avec des herbes, ou lave son visage dans l'eau fraîche du ruisseau.
Moi, j'arrache la laine au dos blond des moutons pour en garnir ma quenouille, et je file. Les heures sont lentes. Un aigle passe dans le ciel.
L'ombre tourne : changeons de place la corbeille de figues et la jarre de lait. Il faut chanter un chant pastoral, invoquer Pan, dieu du vent d'été.
PAROLES MATERNELLES
Ma mère me baigne dans l'obscurité, elle m'habille au grand soleil et me coiffe dans la lumière ; mais si je sors au clair de lune, elle serre ma ceinture et fait un double noeud.
Elle me dit : «Joue avec les vierges, danse avec les petits enfants ; ne regarde pas par la fenêtre ; fuis la parole des jeunes hommes et redoute le conseil des veuves.
Un soir, quelqu'un, comme pour toutes, te viendra prendre sur le seuil au milieu d'un grand cortège de tympanons sonores et de flûtes amoureuses.
Ce soir-là, quand tu t'en iras, Bilitô, tu me laisseras trois gourdes de fiel : une pour le matin, une pour le midi, et la troisième, la plus amère, la troisième pour les jours de fête».
LES PIEDS NUS
J'ai les cheveux noirs, le long de mon dos, et une petite calotte ronde. Ma chemise est de laine blanche. Mes jambes fermes brunissent au soleil.
Si j'habitais la ville, j'aurais des bijoux d'or, et des chemises dorées et des souliers d'argent... Je regarde mes pieds nus, dans leurs souliers de poussière.
Psophis ! viens ici, petite pauvre ! porte-moi jusqu'aux sources, lave mes pieds dans tes mains et presse des olives avec des violettes pour les parfumer sur les fleurs.
Tu seras aujourd'hui mon esclave ; tu me suivras et tu me serviras, et à la fin de la journée je te donnerai, pour ta mère, des lentilles du jardin de la mienne.
LE VIEILLARD ET LES NYMPHES
Un vieillard aveugle habite la montagne. Pour avoir regardé les nymphes, ses yeux sont morts, voilà longtemps. Et depuis, son bonheur est un souvenir lointain.
«Oui, je les ai vues, m'a-t-il dit. Helopsychria, Limnanthis ; elles étaient debout, près du bord, dans l'étang vert de Physos. L'eau brillait plus haut que leurs genoux.
Leurs nuques se penchaient sous les cheveux longs. Leurs ongles étaient minces comme des ailes de cigales. Leurs mamelons étaient creux comme des calices de jacinthes.
Elles promenaient leurs doigts sur l'eau et tiraient de la vase invisible les nénufars à longue tige. Autour de leurs cuisses séparées, des cercles lents s'élargissaient...»
CHANSON
«Torti-tortue, que fais-tu là au milieu ? - Je dévide la laine et le fil de Milet. - Hélas ! Hélas ! Que ne viens-tu danser ? - J'ai beaucoup de chagrin. J'ai beaucoup de chagrin.
- Torti-tortue, que fais-tu là au milieu ? - Je taille un roseau pour la flûte funèbre. - Hélas ! Hélas ! Qu'est-il arrivé ! - Je ne le dirai pas. Je ne le dirai pas.
- Torti-tortue, que fais-tu là au milieu ? - Je presse les olives pour l'huile de la stèle. - Hélas ! Hélas ! Et qui donc est mort ? - Peux-tu le demander ? Peux-tu le demander ?
- Torti-tortue, que fais-tu là au milieu ? - Il est tombé dans la mer... - Hélas ! Hélas ! et comment cela ? - Du haut des chevaux blancs. Du haut des chevaux blancs».
LE PASSANT
Comme j'étais assise le soir devant la porte de la maison, un jeune homme est venu à passer. Il m'a regardée, j'ai tourné la tête. Il m'a parlé, je n'ai pas répondu.
Il a voulu m'approcher. J'ai pris une faulx contre le mur et je lui aurais fendu la joue s'il avait avancé d'un pas.
Alors reculant un peu, il se mit à sourire et souffla vers moi dans sa main, disant : «Reçois le baiser». Et j'ai crié et j'ai pleuré. Tant, que ma mère est accourue.
Inquiète, croyant que j'avais été piquée par un scorpion. Je pleurais : «Il m'a embrassée». Ma mère aussi m'a embrassée et m'a emportée dans ses bras.
LE REVEIL
Il fait déjà grand jour. Je devrais être levée. Mais le sommeil du matin est doux et la chaleur du lit me retient blottie. Je veux rester couchée encore.
Tout à l'heure j'irai dans l'étable. Je donnerai aux chèvres de l'herbe et des fleurs, et l'outre d'eau fraîche tirée du puits, où je boirai en même temps qu'elles.
Puis je les attacherai au poteau pour traire leurs douces mamelles tièdes ; et si les chevreaux n'en sont pas jaloux, je sucerai avec eux les tettes assouplies.
Amaltheia n'a-t-elle pas nourri Dzeus ? J'irai donc. Mais pas encore. Le soleil s'est levé trop tôt et ma mère n'est pas éveillée.
LA PLUIE
La pluie fine a mouillé toutes choses, très doucement, et en silence. Il pleut encore un peu. Je vais sortir sous les arbres. Pieds nus, pour ne pas tacher mes chaussures.
La pluie au printemps est délicieuse. Les branches chargées de fleurs mouillées ont un parfum qui m'étourdit. On voit briller au soleil la peau délicate des écorces.
Hélas ! que de fleurs sur la terre ! Ayez pitié des fleurs tombées. Il ne faut pas les balayer et les mêler dans la boue ; mais les conserver aux abeilles.
Les scarabées et les limaces traversent le chemin entre les flaques d'eau ; je ne veux pas marcher sur eux, ni effrayer ce lézard doré qui s'étire et cligne des paupières.
LES FLEURS
Nymphes des bois et des fontaines, Amies bienfaisantes, je suis là. Ne vous cachez pas, mais venez m'aider car je suis fort en peine de tant de fleurs cueillies.
Je veux choisir dans toute la forêt une pauvre hamadryade aux bras levés, et dans ses cheveux couleur de feuilles je piquerai ma plus lourde rose.
Voyez : j'en ai tant pris aux champs que je ne pourrai les rapporter si vous ne m'en faites un bouquet. Si vous refusez, prenez garde :
Celle de vous qui a les cheveux orangés je l'ai vue hier saillie comme une bête par le satyre Lamprosathès, et je dénoncerai l'impudique.
IMPATIENCE
Je me jetai dans ses bras en pleurant, et longtemps elle sentit couler mes larmes chaudes sur son épaule, avant que ma douleur me laissât parler :
«Hélas ! je ne suis qu'une enfant ; les jeunes hommes ne me regardent pas. Quand aurai-je comme toi des seins de jeune fille qui gonflent la robe et tentent le baiser ?
Nul n'a les yeux curieux si ma tunique glisse ; nul ne ramasse une fleur qui tombe de mes cheveux ; nul ne dit qu'il me tuera si ma bouche se donne à un autre».
Elle m'a répondu tendrement : «Bilitis, petite vierge, tu cries comme une chatte à la lune et tu t'agites sans raison. Les filles les plus impatientes ne sont pas les plus tôt choisies».
LES COMPARAISONS
Bergeronnette, oiseau de Kypris, chante avec nos premiers désirs ! Le corps nouveau des jeunes filles se couvre de fleurs comme la terre. La nuit de tous nos rêves approche et nous en parlons entre nous.
Parfois nous comparons ensemble nos beautés si différentes, nos chevelures déjà longues, nos jeunes seins encore petits, nos pubertés rondes comme des cailles et blotties sous la plume naissante.
Hier je luttai de la sorte contre Melanthô mon aînée. Elle était fière de sa poitrine qui venait de croître en un mois, et, montrant ma tunique droite, elle m'avait appelée : petite enfant.
Pas un homme ne pouvait nous voir, nous nous mîmes nues devant les filles, et, si elle vainquit sur un point, je l'emportait de loin sur les autres. Bergeronnette, oiseau de Kypris, chante avec nos premiers désirs !
Kuhn-Régnier, 1930 |
Maurice Leroy, 1948 |
LA RIVIERE DE LA FORET
Je me suis baignée seule dans la rivière de la forêt. Sans doute je faisais peur aux naïades car je les devinais à peine et de très loin, sous l'eau obscure.
Je les ai appelées. Pour leur ressembler tout à fait, j'ai tressé derrière ma nuque des iris noirs comme mes cheveux, avec des grappes de giroflées jaunes.
D'une longue herbe flottante, je me suis fait une ceinture verte, et pour la voir je pressais mes seins en penchant un peu la tête.
Et j'appelais : «Naïades ! naïades ! jouez avec moi, soyez bonnes». Mais les naïades sont transparentes, et peut-être, sans le savoir, j'ai caressé leurs bras légers.
PHITTA MELIAÏ
Dès que le soleil sera moins brûlant nous irons jouer sur les bords du fleuve, nous lutterons pour un crocos frêle et pour une jacinthe mouillée.
Nous ferons le collier de la ronde et la guirlande de la course. Nous nous prendrons par la main et par la queue de nos tuniques.
Phitta Meliaï ! donnez-nous du miel. Phitta Naïades ! baignez-nous avec vous. Phitta Méliades ! donnez l'ombre douce à nos corps en sueur.
Et nous vous offrirons, Nymphes bienfaisantes, non le vin honteux, mais l'huile et le lait et des chèvres aux cornes courbes.
LA BAGUE SYMBOLIQUE
Les voyageurs qui reviennent de Sardes parlent des colliers et des pierres qui chargent les femmes de Lydie, du sommet de leurs cheveux jusqu'à leurs pieds fardés.
Les filles de mon pays n'ont ni bracelets ni diadèmes, mais leur doigt porte une bague d'argent, et sur le chaton est gravé le triangle de la déesse.
Quand elles tournent la pointe en dehors cela veut dire : Psyché à prendre. Quand elles tournent la pointe en dedans, cela veut dire : Psyché prise.
Les hommes y croient. Les femmes non. Pour moi je ne regarde guère de quel côté la pointe se tourne, car Psyché se délivre aisément. Psyché est toujours à prendre.
LES DANSES AU CLAIR DE LUNE
Sur l'herbe molle, dans la nuit, les jeunes filles aux cheveux de violettes ont dansé toutes ensemble, et l'une de deux faisait les réponses de l'amant.
Les vierges ont dit : «Nous ne sommes pas pour vous». Et comme si elles étaient honteuses elles cachaient leur virginité. Un aegipan jouait de la flûte sous les arbres.
Les autres ont dit : «Vous nous viendrez chercher». Elles avaient serré leurs robes en tunique d'homme, et elles luttaient sans énergie en mêlant leurs jambes dansantes.
Puis chacune se disant vaincue, a pris son amie par les oreilles comme une coupe par les deux anses, et, la tête penchée, a bu le baiser.
LES PETITS ENFANTS
La rivière est presque à sec ; les joncs flétris meurent dans la fange ; l'air brûle, et loin des berges creuses, un ruisseau clair coule sur les graviers.
C'est là que du matin au soir les petits enfants nus viennent jouer. Ils se baignent, pas plus haut que leurs mollets, tant la rivière est basse.
Mais ils marchent dans le courant, et glissent quelquefois sur les roches, et les petits garçons jettent de l'eau sur les petites filles qui rient.
Et quand une troupe de marchands qui passe, mène boire au fleuve les énormes boeufs blancs, ils croisent leurs mains derrière eux et regardent les grandes bêtes.
LES CONTES
Je suis aimée des petits enfants ; dès qu'ils me voient, ils courent à moi, et s'accrochent à ma tunique et prennent mes jambes dans leurs petits bras.
S'ils ont cueilli des fleurs, ils me les donnent toutes ; s'ils ont pris un scarabée ils le mettent dans ma main ; s'ils n'ont rien ils me caressent et me font asseoir devant eux.
Alors ils m'embrassent sur la joue, ils posent leurs têtes sur mes seins ; ils me supplient avec les yeux. Je sais bien ce que cela veut dire.
Cela veut dire : «Bilitis chérie, dis-nous, car nous sommes gentils, l'histoire du héros Perseus ou la mort de la petite Hellé».
L'AMIE MARIEE
Nos mères étaient grosses en même temps et ce soir elle s'est mariée, Melissa, ma plus chère amie. Les roses sont encore sur la route ; les torches n'ont pas fini de brûler.
Et je reviens par le même chemin, avec maman, et je songe. Ainsi, ce qu'elle est aujourd'hui, moi aussi j'aurais pu l'être. Suis-je déjà si grande fille ?
Le cortège, les flûtes, le chant nuptial et le char fleuri de l'époux, toutes ces fêtes, un autre soir, se dérouleront autour de moi, parmi les branches d'olivier.
Comme à cette heure même Melissa, je me dévoilerai devant un homme, je connaîtrai l'amour dans la nuit, et plus tard des petits enfants se nourriront à mes seins gonflés...
Kuhn-Régnier, 1930
LES CONFIDENCES
Le lendemain, je suis allée chez elle, et nous avons rougi dès que nous nous sommes vues. Elle m'a fait entrer dans sa chambre pour que nous fussions toutes seules.
J'avais beaucoup de choses à lui dire ; mais en la voyant j'oubliai. Je n'osais pas même me jeter à son cou, je regardais sa ceinture haute.
Je m'étonnais que rien n'eût changé sur son visage, qu'elle semblât encore mon amie et que cependant, depuis la veille, elle eût appris tant de choses qui m'effarouchaient.
Soudain je m'assis sur ses genoux, je la pris dans mes bras, je lui parlai à l'oreille vivement, anxieusement. Alors elle mit sa contre la mienne, et me dit tout.
LA LUNE AUX YEUX BLEUS
La nuit, les chevelures des femmes et les branches des saules se confondent. Je marchais au bord de l'eau. Tout à coup, j'entendis chanter : alors seulement je reconnus qu'il y avait là des jeunes filles.
Je leur dis : «Que chantez-vous ?» Elles répondirent : «Ceux qui reviennent». L'une attendait son père et l'autre son frère ; mais celle qui attendait son fiancé était la plus impatiente.
Elles avaient tressé pour eux des couronnes et des guirlandes, coupé des palmes aux palmiers et tiré des lotus de l'eau. Elles se tenaient par le cou et chantaient l'une après l'autre.
Je m'en allai le long du fleuve, tristement, et toute seule, mais en regardant autour de moi, je vis que derrière les grands arbres la lune aux yeux bleus me reconduisait.
REFLEXIONS (non traduite)
CHANSON (Ombre du bois)
«Ombre du bois où elle devait venir, dis-moi, où est allée ma maîtresse ? - Elle est descendue dans la plaine. - Plaine, où est allée ma maîtresse ? - Elle a suivi les bords du fleuve.
- Beau fleuve qui l'a vue passer, dis-moi, est-elle près d'ici ? - Elle m'a quitté pour le chemin. - Chemin, la vois-tu encore ? - Elle m'a laissé pour la route.
- O route blanche, route de la ville, dis-moi, où l'as-tu conduite ? - A la rue d'or qui entre à Sardes. - O rue de lumière, touches-tu ses pieds nus ? - Elle est entrée au palais du roi.
- O palais, splendeur de la terre, rends-la-moi ! - Regarde, elle a des colliers sur les seins et des houppes dans les cheveux, cent perles le long des jambes, deux bras autour de la taille».
LYKAS
Venez, nous irons dans les champs, sous les buissons de genévriers ; nous mangerons du miel dans les ruches, nous ferons des pièges à sauterelles avec des tiges d'asphodèle.
Venez ; nous irons voir Lykas, qui garde les troupeaux de son père sur les pentes du Tauros ombreux. Sûrement il nous donnera du lait.
J'entends déjà le son de sa flûte. C'est un joueur fort habile. Voici les chiens et les agneaux, et lui-même, debout contre un arbre. N'est-il pas beau comme Adonis !
O Lykas ! donne-nous du lait. Voici des figues de nos figuiers. Nous allons rester avec toi. Chèvres barbues, ne sautez pas, de peur d'exciter les boucs inquiets.
L'OFFRANDE A LA DEESSE
Ce n'est pas pour l'Artémis qu'on adore à Perga, cette guirlande tressée par mes mains, bien que l'Artémis soit une bonne déesse qui me gardera des couches difficiles.
Ce n'est pas pour l'Athêna qu'on adore à Sidê, bien qu'elle soit d'ivoire et d'or et qu'elle porte dans la main une pomme de grenade qui tente les oiseaux.
Non, c'est pour l'Aphroditê que j'adore dans ma poitrine, car elle seule me donnera ce qui manque à mes lèvres, si je suspends à l'arbre-sacré ma guirlande de tendres roses.
Mais je ne dirai pas tout haut ce que je la supplie de m'accorder. Je me hausserai sur la pointe des pieds et par la fente de l'écorce je lui confierai mon secret.
L'AMIE COMPLAISANTE
L'orage a duré toute la nuit. Sélénis aux beaux cheveux était venue filer avec moi. Elle est restée de peur de la boue. Nous avons entendu les prières et serrées l'une contre l'autre nous avons empli mon petit lit.
Quand les filles couchent à deux, le sommeil reste à la porte. «Bilitis, dis-moi, dis-moi qui tu aimes». Elle faisait glisser sa jambe sur la mienne pour me caresser doucement.
Et elle a dit, devant ma bouche : «Je sais, Bilitis, qui tu aimes. Ferme les yeux, je suis Lykas». Je répondis en la touchant : «Ne vois-je pas bien que tu es fille ? Tu plaisantes mal à propos».
Mais elle reprit : «En vérité, je suis Lykas, si tu fermes les paupières. Voilà ses bras, voilà ses mains...» Et tendrement, dans le silence, elle enchanta ma rêverie d'une illusion singulière.
PRIERE A PERSEPHONE
Purifiées par les ablutions rituelles, et vêtues de tuniques violettes, nous avons baissé vers la terre nos mains chargées de branches d'olivier.
«O Perséphonê souterraine, ou quel que soit le nom que tu désires, si ce nom t'agrée, écoute-nous, ô Chevelue-de-ténèbres, Reine stérile et sans sourire !
Kokhlis, fille de Thrasymakhos, est malade, et dangereusement. Ne la rappelle pas encore. Tu sais qu'elle ne peut t'échapper : un jour, plus tard, tu la prendras.
Mais ne l'entraîne pas si vite, ô Dominatrice invisible ! Car elle pleure sa virginité, elle te supplie par nos prières, et nous donnerons pour la sauver trois brebis noires non tondues».
LA PARTIE D'OSSELETS
Comme nous l'aimions tous les deux, nous l'avons joué aux osselets. Et ce fut une partie célèbre. Beaucoup de jeunes filles y assistaient.
Elle amena d'abord le coup des Kyklôpes, et moi, le coup de Solôn. Mais elle le Kallibolos, et moi, me sentant perdue, je priais la déesse !
Je jouai, j'eus l'Epiphénôn, elle le terrible coup de Khios, moi l'Antiteukhos, elle le Trikhias, et moi le coup d'Aphroditê qui gagna l'amant disputé.
Mais la voyant pâlir, je la pris par le cou et je lui dis tout près de l'oreille (pour qu'elle seule m'entendît) : «Ne pleure pas, petite amie, nous le laisserons choisir entre nous».
LA QUENOUILLE
Pour tout le jour ma mère m'a enfermée au gynécée, avec mes soeurs que je n'aime pas et qui parlent entre elles à voix basse. Moi, dans un petit coin, je file ma quenouille.
Quenouille, puisque je suis seule avec toi, c'est à toi que je vais parler. Avec la perruque de laine blanche tu es comme une vieille femme. Ecoute-moi.
Si je le pouvais, je ne serais pas ici, assise dans l'ombre du mur et filant avec ennui : je serais couchée dans les violettes sur les pentes du Tauros.
Comme il est plus pauvre que moi, ma mère ne veut pas qu'il m'épouse. Et pourtant, je te le dis : ou je ne verrai pas le jour des noces, ou ce sera lui qui me fera passer le seuil.
LA FLUTE DE PAN
Pour le jour des Hyacinthies, il m'a donné une syrinx faite de roseaux bien taillés, unis avec de la blanche cire qui est douce à mes lèvres comme du miel.
Il m'apprend à jouer, assise sur ses genoux ; mais je suis un peu tremblante. Il en joue après moi, si doucement que je l'entends à peine.
Nous n'avons rien à nous dire, tant nous sommes près l'un de l'autre ; mais nos chansons veulent se répondre, et tour à tour nos bouches s'unissent sur la flûte.
Il est tard, voici le chant des grenouilles vertes qui commence avec la nuit. Ma mère ne croira jamais que je suis restée si longtemps à chercher ma ceinture perdue.
LA CHEVELURE
Il m'a dit : «Cette nuit, j'ai rêvé. J'avais ta chevelure autour de mon cou. J'avais tes cheveux comme un collier noir autour de ma nuque et sur ma poitrine.
Je les caressais, et c'étaient les miens ; et nous étions liés pour toujours ainsi, par la même chevelure la bouche sur la bouche, ainsi que deux lauriers n'ont souvent qu'une racine.
Et peu à peu, il m'a semblé, tant nos membres étaient confondus, que je devenais toi-même ou que tu entrais en moi comme mon songe».
Quand il eut achevé, il mit doucement ses mains sur mes épaules, et il me regarda d'un regard si tendre, que je baissai les yeux avec un frisson.
LA COUPE
Lykas m'a vue arriver, seulement vêtue d'une exômis succincte, car les journées sont accablantes ; il a voulu mouler mon sein qui restait à découvert.
Il a pris de l'argile fine, pétrie dans l'eau fraîche et légère. Quand il l'a serrée sur ma peau, j'ai pensé défaillir tant cette terre était froide.
De mon sein moulé, il a fait une coupe, arrondie et ombiliquée. Il l'a mise sécher au soleil et l'a peinte de pourpre et d'ocre en pressant des fleurs tout autour.
Puis nous sommes allés jusqu'à la fontaine qui est consacrée aux nymphes, et nous avons jeté la coupe dans le courant, avec des tiges de giroflées.
ROSES DANS LA NUIT
Dès que la nuit monte au ciel, le monde est à nous, et aux dieux. Nous allons des champs à la source, des bois obscurs aux clairières, où nous mènent nos pieds nus.
Les petites étoiles brillent assez pour les petites ombres que nous sommes. Quelquefois, sous les branches basses, nous trouvons des biches endormies.
Mais plus charmant la nuit que toute autre chose, il est un lieu connu de nous seuls et qui nous attire à travers la forêt : un buisson de roses mystérieuses.
Car rien n'est divin sur la terre à l'égal du parfum des roses dans la nuit. Comment se fait-il qu'au temps où j'étais seule je ne m'en sentais pas enivrée ?
LES REMORDS
D'abord je n'ai pas répondu, et j'avais la honte sur les joues, et les battements de mon coeur faisaient mal à mes seins.
Puis j'ai résisté, j'ai dit : «Non. Non.» J'ai tourné la tête en arrière et le baiser n'a pas franchi mes lèvres, ni l'amour mes genoux serrés.
Alors il m'a demandé pardon, il m'a embrassé les cheveux, j'ai senti son haleine brûlante, et il est parti... Maintenant je suis seule.
Je regarde la place vide, le bois désert, la terre foulée. Et je mords mes poings jusqu'au sang et j'étouffe mes cris dans l'herbe.
Kuhn-Régnier, 1930
LE SOMMEIL INTERROMPU
Toute seule je m'étais endormie, comme une perdrix dans la bruyère. Le vent léger, le bruit des eaux, la douceur de la nuit m'avaient retenue là.
Je me suis endormie, imprudente, et je me suis réveillée en criant, et j'ai lutté, et j'ai pleuré ; mais déjà il était trop tard. Et que peuvent les bras d'une fille ?
Il ne me quitta pas. Au contraire, plus tendrement dans ses bras, il me serra contre lui et je ne vis plus au monde ni la terre ni les arbres mais seulement la lueur de ses yeux...
A toi, Kypris victorieuse, je consacre ces offrandes encore mouillées de rosée, vestiges des douleurs de la vierge, témoins de mon sommeil et de ma résistance.
AUX LAVEUSES
Laveuses, ne dites pas que vous m'avez vue ! Je me confie à vous ; ne le répétez pas ! Entre ma tunique et mes seins je vous apporte quelque chose.
Je suis comme une petite poule effrayée... Je ne sais pas si j'oserai vous dire... Mon coeur bat comme si je mourais... C'est un voile que je vous apporte.
Un voile et les rubans de mes jambes. Vous voyez : il y a du sang. Par l'Apollôn c'est malgré moi ! Je me suis bien défendue ; mais l'homme qui aime est plus fort que nous.
Lavez-les bien ; n'épargnez ni le sel ni la craie. Je mettrai quatre oboles pour vous aux pieds de l'Aphroditê ; et même une drachme d'argent.
CHANSON
Quand il est revenu, je me suis caché la figure avec les deux mains. Il m'a dit : «Ne crains rien. Qui a vu notre baiser ? - Qui nous a vus ? la nuit et la lune,
Et les étoiles et la première aube. La lune s'est mirée au lac et l'a dit à l'eau sous les saules. L'eau du lac l'a dit à la rame.
Et la rame l'a dit à la barque et la barque l'a dit au pêcheur. Hélas, hélas ! si c'était tout ! Mais le pêcheur l'a dit à une femme.
Le pêcheur l'a dit à une femme : mon père et ma mère et mes soeurs, et toute la Hellas le saura».
BILITIS
Une femme s'enveloppe de laine blanche. Une autre se vêt de soie et d'or. Une autre se couvre de fleurs, de feuilles vertes et de raisins.
Moi je ne saurais vivre que nue. Mon amant, prends-moi comme je suis : sans robe ni bijoux ni sandales voici Bilitis toute seule.
Mes cheveux sont noirs de leur noir et mes lèvres rouges de leur rouge. Mes boucles flottent autour de moi, libres et rondes comme des plumes.
Prends moi telle que ma mère m'a faite dans une nuit d'amour lointaine, et si je te plais ainsi n'oublie pas de me le dire.
LA PETITE MAISON
La petite maison où est son lit est la plus belle de la terre. Elle est faite avec des branches d'arbre, quatre murs de terre sèche et une chevelure de chaume.
Je l'aime, car nous y couchons depuis que les nuits sont fraîches ; et plus les nuits sont fraîches, plus elles sont longues aussi. Au jour levant je me sens enfin lassée.
Le matelas est sur le sol ; deux couvertures de laine noire enferment nos corps qui se réchauffent. Sa poitrine refoule mes seins. Mon coeur bat...
Il m'étreint si fort qu'il me brisera, pauvre petite fille que je suis ; mais dès qu'il est en moi je ne sais plus rien du monde, et on me couperait les quatre membres sans me réveiller de ma joie.
LA JOIE (non traduite)
LA LETTRE PERDUE
Hélas sur moi ! j'ai perdu sa lettre. Je l'avais mise entre ma peau et mon strophiôn, sous la chaleur de mon sein. J'ai couru, elle sera tombée.
Je vais retourner sur mes pas : si quelqu'un la trouvait, on le dirait à ma mère et je serais fouettée devant mes soeurs moqueuses.
Si c'est un homme qui l'a trouvée il me la rendra ; ou même, s'il veut me parler en secret je sais le moyen de la lui ravir.
Si c'est une femme qui l'a lue, ô Dzeus Gardien, protège-moi ! car elle le dira à tout le monde, ou elle me prendra mon amant.
CHANSON
«La nuit est si profonde qu'elle entre dans mes yeux. - Tu ne verras pas le chemin. Tu te perdras dans la forêt.
- Le bruit des chutes d'eau remplit mes oreilles. - Tu n'entendrais pas la voix de ton amant même s'il était à vingt pas.
- L'odeur des fleurs est si forte que je défaille et vais tomber. - Tu ne le sentirais pas s'il croisait ton passage.
- Ah ! il est bien loin d'ici, de l'autre côté de la montagne, mais je le vois et je l'entends et je le sens comme s'il me touchait».
LE SERMENT
«Lorsque l'eau des fleuves remontera jusqu'aux sommets couverts de neiges ; lorsqu'on sèmera l'orge et le blé dans les sillons mouvants de la mer ;
Lorsque les pins naîtront des lacs et les nénufars des rochers, lorsque le soleil deviendra noir, lorsque la lune tombera sur l'herbe.
Alors, mais alors seulement, je prendrai une autre femme, et je t'oublierai, Bilitis, âme de ma vie, coeur de mon coeur».
Il me l'a dit, il me l'a dit ! Que m'importe le reste du monde ! Où es-tu, bonheur insensé qui te compares à mon bonheur !
LA NUIT
C'est moi maintenant qui le recherche. Chaque nuit, très doucement, je quitte la maison, et je vais par une longue route, jusqu'à sa prairie, le regarder dormir.
Quelquefois je reste longtemps sans parler, heureuse de le voir seulement, et j'approche mes lèvres des siennes, pour ne baiser que son haleine.
Puis tout à coup je m'étends sur lui. Il se réveille dans mes bras, et il ne peut plus se relever car je lutte ! Il renonce, et rit, et m'étreint. Ainsi nous jouons dans la nuit.
... Première aube, ô clarté méchante, toi déjà ! En quel antre toujours nocturne, sur quelle prairie souterraine pourrons-nous si longtemps aimer, que nous perdions ton souvenir...
BERCEUSE
Dors : j'ai demandé à Sardes tes jouets, et tes vêtements à Babylone. Dors, tu es fille de Bilitis et d'un roi du soleil levant.
Les bois, ce sont les palais qu'on bâtit pour toi seule et que je t'ai donnés. Les troncs des pins, ce sont les colonnes ; les hautes branches, ce sont les voûtes.
Dors. Pour qu'il ne t'éveille pas, je vendrais le soleil à la mer. Le vent des ailes de la colombe est moins léger que ton haleine.
Fille de moi, chair de ma chair, tu diras quand tu ouvriras les yeux, si tu veux la plaine ou la ville, ou la montagne ou la lune, ou le cortège blanc des dieux.
LE TOMBEAU DES NAÏADES
Le long du bois couvert de givre, je marchais ; mes cheveux devant ma bouche se fleurissaient de petits glaçons, et mes sandales étaient lourdes de neige fangeuse et tassée.
Il me dit : «Que cherches-tu ? - Je suis la trace du satyre. Ses petits pas fourchus alternent comme des trous dans un manteau blanc». Il me dit : «Les satyres sont morts.
Les satyres et les nymphes aussi. Depuis trente ans il n'a pas fait un hiver aussi terrible. La trace que tu vois est celle d'un bouc. Mais restons ici, où est leur tombeau».
Et avec le fer de sa houe il cassa la glace de la source où jadis riaient les naïades. Il prenait de grands morceaux froids, et, les soulevant vers le ciel pâle, il regardait au travers.