La nouvelle bonne de Madame

 

            Marie Ange ressentait toujours une honte extrême après s’être masturbée. Aussitôt après avoir joui, au lieu de s’en trouver apaisée, un sentiment de culpabilité la rongeait. Elle se sentait sale, avilie. Le gode glissa hors de son vagin, libérant un flot de mouille très liquide qui souilla le drap entre ses cuisses. Elle essuya honteusement avec sa culotte les doigts qu’elle s’était enfilés dans l’anus et dont les ongles étaient tachés de marques brunes. Tout à coup, elle éprouvait un dégoût insurmontable, elle se détestait. Est-ce que les autres femmes se laissaient aller ainsi, quand elles étaient seules ? Bien sûr, aucune d’elles ne l’avouerait jamais…
            Les trois personnages masqués de son fantasme avaient disparu, la laissant seule avec ses remords et cette insatisfaction au fond du ventre. Elle se leva, encore tout engourdie. En rentrant dans la salle de bains, elle évita de se regarder dans le miroir. Cependant la douche lui fit du bien ; elle se frotta longuement au gant de crin, faisant rougir sa peau, se purifiant. Un peu plus tard, alors qu’elle s’habillait, elle se surprit à fredonner. Soudain le carillon de la porte d’entrée la fit sursauter.
                        « Mon dieu ! La femme de ménage ! Et dire que j’allais l’oublier ! » Elle se vaporisa d’eau de toilette, flaira suspicieusement ses doigts, vérifia son maquillage, grimaça en voyant ses yeux cernés et alla ouvrir sans se presser. En présence de l’arrivante, elle retrouva toute sa superbe de grande bourgeoise habituée à traiter de haut ses domestiques. Au premier abord, la fille lui avait déplu.
            « Je viens de la part de l’agence ! » lui déclara-t-elle en bâillant.
            Pas même : Bonjour Madame ! Ce serait pourtant la moindre des choses ! Mais que leur apprend-on à l’école ?
            « Je sais ! On m’a téléphoné hier soir ! »
            La fille eut une moue maussade, un sac de marin était posé à terre, à ses pieds et plus loin, en bas des marches, il y avait une valise cabossée. Marie Ange se retint pour lui déclarer qu’elle avait changé d’avis. Elle pensa à tout le foutoir qu’avait laissé la bonne précédente. Il serait toujours temps de renvoyer celle-ci dès qu’elle aurait remis un peu d’ordre. La brune la toisait d’un air insolent, attendant qu’elle se décide à la laisser entrer. Décidément cette fille lui déplaisait de plus en plus. Quel air effronté, et ce maquillage ! Marie Ange lui trouvait vraiment mauvais genre.
            Il faut dire qu’elle s’était toujours montrée difficile sur le choix de son personnel de maison et cela lui posait souvent des problèmes. La villa avait vu défiler bon nombre de femmes de ménage dont certaines, écœurées par ses exigences maniaques, n’étaient pas restées plus d’un jour. Celle-ci ne devait guère avoir plus de vingt ans ; un brune au visage étroit, coiffée à la Louise Brooks. Marie Ange lorgna avec dégoût ses ongles démesurément longs, recouverts d’un vernis presque noir. Nullement impressionnée, la fille lui adressa un sourire impertinent.
            « A propos, j’ai oublié de me présenter. Je m’appelle Ingrid. »
            Et sans attendre qu’on l’y invite, elle alla ramasser sa valise. Marie Ange s’effaça à contrecœur pour la laisser entrer. La fille portait un blouson de cuir et une jupe en jean si courte qu’elle dévoilait presque entièrement ses longues cuisses étrangement pâles malgré la saison estivale. Sans doute était-elle descendue ici par le train dans l’espoir de profiter un peu de la plage. Chaque été, on voyait débarquer des filles des villes de l’intérieur, à l’affût, comme celle-ci, probablement, d’un job quelconque. C’étaient des oiseaux de passage, mais en été, on ne pouvait pas se montrer trop exigeant, la plupart des filles préféraient aller faire des saisons dans les restaurants de plage où elles se faisaient de gros pourboires.
            Sitôt entrée dans le salon, celle-ci émit un sifflement admiratif : « Dites donc, c’est drôlement chouette, chez vous. Oh la vache, vous avez même une piscine ! »
            Excédée par le sans gêne de la fille, Marie Ange la remit vertement à sa place : « L’usage de la piscine est interdit au personnel. Si vous voulez vous baigner, vous avez la plage, à deux pas d’ici, juste au bout du parc. Vous pourrez y aller votre jour de congé. »
            Ingrid ne parut pas l’avoir entendue, sans quitter son sourire effronté elle s’affala dans un des vastes fauteuils de cuir et allongea ses longues jambes devant elle. Marie Ange sentit la moutarde lui monter au nez. Elle était toujours d’une humeur détestable quand elle s’était trop masturbée.
            « Ecoutez, Mademoiselle, je vais être franche avec vous. Je crains que vous ne fassiez pas l’affaire. A vrai dire, je vous trouve trop… »
            Elle chercha ses mots.
            « Trop jeune peut-être ? » suggéra insolemment la fille.
            Son sourire l’avait quittée. A présent son regard était dur, presque menaçant. Ses yeux verts avaient quelque chose de fascinant. Troublée, Marie Ange battit des paupières. Elle alluma une cigarette pour se donner une contenance.
            « Vous comprenez, crut-elle devoir expliquer, la villa est vraiment très grande… Je préfère engager des femmes d’un certain âge, plus expérimentées… Elles ont l’habitude. Je suis terriblement exigeante sur le chapitre de la propreté et du rangement. En outre, il m’arrive souvent de donner des dîners. IL faut non seulement savoir cuisiner, mais encore servir à table. Je doute que vous possédiez assez d’expérience pour cela. Et je n’ai guère le loisir, ni l’envie, de faire votre éducation ! »
            Nullement impressionnée, la fille eut un rire de gorge, un peu rauque. Elle observait attentivement Marie Ange entre ses cils et quelque chose semblait l’amuser.
            « Le boulot ne me fait pas peur. Et j’ai déjà servi chez des rombières qui vous valaient bien, des grandes bourgeoises, elles n’ont jamais eu à se plaindre de moi ! »
            Nerveusement, Marie Ange écrasa sa cigarette dans le cendrier.
            « C’est bien, accorda-t-elle avec hauteur, je veux bien faire un essai, puisque vous insistez. Mais je vous averti charitablement, si ce n’est pas concluant, je téléphonerai à l’agence dès ce soir pour qu’on m’envoie quelqu’un d’autre. » Elle avait durci sa voix ; pour une raison qu’elle s’expliquait mal, elle avait envie de blesser cette fille. Mais celle-ci semblait armée d’un flegme à toute épreuve. Il ne faisait aucun doute que la place lui plaisait, et qu’elle avait décidé d’y rester. Marie Ange l’invita sèchement à la suivre : « Je vais vous montrer votre chambre et vous donner les premières directives pour le travail à faire ce matin. Vous n’aurez pas à sortir dans le jardin : nous avons un jardinier, Barthélemy, un garçon… un peu frustre. Je préfère ne pas vous voir traîner de son côté. Suis-je claire ? »
            « Très claire, Madame. Ne craignez rien, les puceaux attardés, c’est pas mon genre ! » Elle se leva en soupirant, jeta son sac de marin sur son épaule, saisit sa valise, et monta l’escalier derrière Marie Ange en sifflotant entre ses dents.

****

            « Vous avez l’air bien pensive, ce matin, Madame de Witt. Quelque chose ne va pas ? »
            La bonne humeur méridionale de Luciano, son coiffeur, avait du mal ce matin à dérider Marie Ange. Luciano tortilla sa fine moustache à la Salvador Dali, une excentricité qui l’avait rendu célèbre à St Tropez, et lui adressa son sourire le plus enjôleur. Oh, en tout bien tout honneur, il ne se serait jamais risqué à manquer de respect à l’une de ses riches clientes. D’habitude, Marie Ange le trouvait plutôt amusant, dans le genre latin lover un peu décati, masquant sa calvitie naissante en ramenant ses rares cheveux gominés sur son crâne brillant.
            Mais ce matin, elle n’était pas d’humeur à subir ses fades galanteries napolitaines.
            « Ce n’est rien, Luciano, je vous assure. Un début de migraine… »
            Elle se replongea dans sa rêverie, les yeux perdus dans le vague. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à cette fille. Quelle insolence !… Et comme elle s’était rebiffée ! Elle devait pouvoir être très méchante, cela se sentait. Elle frissonna, sans raison précise, et sentit un pincement tiède dans son ventre. Dans ses fantasmes, quand elle se masturbait, il lui arrivait parfois d’imaginer que c’étaient des filles qui abusaient d’elle. Des filles très vulgaires, très méchantes, tout à fait le genre de celle-ci. Ces filles la rouaient de coups et l’obligeaient à subir les pires ignominies. Parfois, quand elle y pensait, Marie Ange se demandait où elle allait chercher cela. Elle était pourtant bien certaine de ne pas être lesbienne.
            Par la grande baie du salon de coiffure on pouvait admirer l’alignement des somptueux yachts venus mouiller aux pieds de la statue Bailly de Suffren. La foule bariolée des estivants se pressait aux terrasses des cafés. Mais l’esprit de Marie Ange était ailleurs.
            Cette fille ne va pas rester bien longtemps, décida-t-elle, je déteste son allure vulgaire. Si Jean avait été là, il n’aurait pas hésité, lui. Il ne se serait pas laissé attendrir. (Au fond d’elle-même, elle n’était pas dupe. Elle savait très bien que la fille lui faisait peur.) Il aurait su trouver les mots pour lui faire comprendre qu’elle ne faisait pas l’affaire.
            Une fois de plus, sa maudite timidité lui avait joué un tour. Avec une certaine satisfaction, Marie Ange pensa à tout ce qu’il y avait à faire : l’évier rempli de vaisselle sale, la salle de bains à nettoyer, l’aspirateur à passer dans toutes les pièces, le lit à faire, le repas à préparer… Il n’était pas impossible que la petite pimbêche, reculant soudain devant cette montagne de corvées, décide d’aller chercher ailleurs un job moins fatiguant. Marie Ange se demanda comment elle allait se débrouiller pour conserver ses ongles si longs.
            « Je vous fais les mains, Madame de Witt, pendant que votre brushing sèche ? » proposa Luciano.
            Il ajouta, l’air contrit : « Graziella n’est pas là ce matin ! La petite garce m’a plaqué pour aller se faire bronzer à l’Escalet ! Je ne sais pas me faire obéir de mon personnel… Il est vrai qu’en cette saison, cela devient de plus en plus difficile… Au moindre reproche que je lui fais, Mademoiselle monte sur ses grands chevaux et me menace d’aller faire une saison à Port-Grimaud, dans un de ces nouveaux hôtels pour touristes ! Impossible de garder son personnel dès que l’été arrive ! »
            Marie Ange ne fut pas dupe de la feinte colère du coiffeur, il était de notoriété publique qu’il couchait avec sa manucure, et que celle-ci le menait par le bout du nez. (Façon de parler !) Pour son compte personnel, elle n’avait pas une grande sympathie pour cette petite garce, et elle fut plutôt contente que ce soit Luciano qui s’occupe de ses mains. Elle veillait toujours en effet à ce que ses ongles soient très soignés. Aussi tendit-elle d’assez bonne grâce, en dépit de sa préoccupation, ses mains à Luciano. Cependant, bizarrement, le fait qu’il eut parlé de Graziella lui refit penser à Ingrid. C’étaient bien le même genre de filles vulgaires et sans scrupules…
            Soudain, elle se sentit pâlir, le sang refluait vers son cœur. Luciano s’inquiéta sur le champ ! « Quelque chose ne va pas, Madame de Witt ? Le séchoir est trop chaud ? Votre migraine ? »
            Marie Ange était devenue livide. Son cœur battait comme un tambour. Elle était sur le point de se trouver mal. Elle fit un geste de dénégation et parvint à articuler : « Non, non, Luciano, ce n’est rien… »
            Plus morte que vive, elle venait tout à coup de se souvenir qu’elle avait oublié le godemiché sur le lit !
            Elle se serait giflée. Elle s’entendait encore donner ses ordres à la bonne, d’un ton pétant, avant son départ : « Et surtout, veillez à bien aérer les draps… Je veux que mon lit soit fait chaque matin au carré. Je suis très exigeante sur ce chapitre ! »
Recroquevillée dans son fauteuil, pétrifiée par la honte, elle n’imaginait que trop bien les pensées de la petite garce découvrant, bien en évidence sur les draps défaits, le vibromasseur englué de mouille et la culotte roulée en boule dans laquelle elle s’était essuyée. Mon dieu ! Mais comment oserais-je la regarder en face ? Cette petite salope se fera un plaisir d’aller colporter ça partout… à l’agence ou ailleurs… Que va-t-on penser de moi ! C’est trop grotesque ! Ses tempes bourdonnaient.
            Elle arracha ses mains de celles de Luciano et exigea qu’il lui retire immédiatement le casque et la coiffe sans plus tarder.
            « Je dois absolument partir ! J’ai oublié un rendez-vous urgent… »
            Exsangue, elle quitta précipitamment le salon, devant les employés médusés. Luciano en perdait son latin. Il la raccompagna jusqu’à la porte, craignant que quelque chose ne l’ait vexée, se confondant inutilement en excuses. Et par dessus le marché, c’était l’heure ou tous les vacanciers se rendaient à la plage. Il lui fallut plus d’une demi heure pour atteindre la route de Pampelonne. Le trajet lui parut interminable. Pourvu que cette petite garce n’ait pas encore eu le temps de monter dans la chambre.

 

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